dimanche 30 août 2015

Le Parrain - de la postérité des films "culte"

Francis Ford Coppola, 1972
[Article datant d'octobre 2014 mais fortement remanié] 

    Quand, comme moi, on se pique d'avoir une culture cinématographique, il est toujours un peu embarrassant d'avouer qu'on a pas vu tel ou tel film, habituellement considéré comme un incontournable, un "classique". Avant de les voir, j'ai ressenti cet courte honte vis-à-vis de 2001 : l'odyssée de l'espace, Psychose ou encore Citizen Kane. Ces trois-là sont parmi les films ayant tant marqué leur époque et leur médium, que, quand on les découvre tardivement, c'est presque avec une sensation de déjà vu. Les parodies, les hommages, les repompages ont précédé l'original. On l'aborde avec un sentiment de quasi-familiarité.
   Mais le paradoxe du statut de classique ne s'arrête pas là. Bien que leur aura soit entretenue, au cours de décennies, par de nombreux enthousiastes - auteurs et critiques -, il arrive parfois que l'original déçoive. En particulier, j'ai souvent entendu dire, à propos du film d'aujourd'hui, qu'il avait vieilli. Après visionnage, je dirais que ça dépend beaucoup de la façon d'aborder le film.
    Alors, les classiques ont-ils une date de péremption ?


L'histoire


Petits-fours et généalogie

   Été 1945, New York. Le jour du mariage de leur fille, la fête bat son plein chez les Corleone, famille sicilienne traditionaliste. Pourtant Don Vito (Marlon Brando), le patriarche, n'a guerre de temps à consacrer aux festivités. En tant que chef de la plus importante dynastie mafieuse de la région, ou "parrain", il ne cesse jamais d'être sollicité par ceux qui cherchent la vengeance et la protection. La journée de Don Vito s'éclaire à l'arrivée de Michael (Al Pacino), son troisième fils, qui rentre du front.
   Contrairement à son frère ainé, Sonny (James Caan), Michael n'a aucune envie de reprendre les affaires de son père, bien qu'il lui porte une immense affection. Il souhaite vivre dans la légalité, et adopter des mœurs plus modernes - il fréquente librement une américaine, Key Adams (Diane Keaton). Cependant, à la suite d'un différent avec les Tattaglia, une famille rivale, Don Vito est abattu en pleine rue. Désireux de protéger son père hospitalisé, puis de le venger, Michael, décide de s'impliquer dans les opérations menées par Sonny.
  Tandis que le nombre de victimes augmente des deux cotés, et que Don Vito décide de prendre sa retraite, Michael prend une part de plus en plus importante dans la politique familiale.


Le mythe


LE parrain

   Même quand on n'a jamais vu Le Parrain, il est rare d'être tout à fait passé à coté des moments les plus iconiques du film. Qui n'a jamais vu personne imiter Brando, la mâchoire en avant, parler "d'une offre qu'on ne peut pas refuser" ? Qui peut s'empêcher de fredonner quand résonne l'excellente bande originale composée par Nino Rota ? Il est difficile de nier l'influence du film de Francis Ford Coppola sur le genre du thriller mafieux.
   Par exemple, Breaking Bad, la série la plus récompensée aux Emmy en 2014, présente de nombreuses parentés conceptuelles, et même stylistiques, avec Le Parrain. Dans les deux cas, on assiste à la transformation d'un homme qui se perçoit initialement comme fondamentalement bon et pacifique, mais devient un caïd redouté, à la suite de circonstances et de choix plus ou moins malheureux. Michael Corleone et Walter White ont, entre autres, des rapports comparables à leur famille, qu'ils affirment protéger en leur mentant et en les faisant parfois souffrir.
    Le Parrain et Breaking Bad, en marge de leur qualité artistique intrinsèque, ont un peu le même genre de popularité auprès des adolescents. C'est notamment grâce au merchandising, qui a tendance à gommer le message subversif des deux œuvres (une chronique de la déchéance et un avertissement contre la tentation de la violence et de la vengeance) en mettant en avant le coté cool et rebelle de la figure du criminel.

   Mais l'influence du Parrain ne se limite pas même aux autres œuvres de fiction. Mario Puzo, auteur du livre dont est tiré le film, et coadaptateur de la version cinéma avec Coppola, a reconnu qu'il n'avait pas de lien personnel avec la pègre. Les pratiques du milieu, telles qu'il les a décrites, sont issues de son imagination. Mais dans son essai de 2009, Codes of the Underworld: How Criminals Comunicate, Diego Gambetta dévoile que de nombreux mafieux de la vie réelle s'inspirent des pratiques présentées dans le film. En effet, les criminels évoluent dans un milieu violent et par nature anarchique. L'utilisation de codes créant une culture uniformisée au sein de la pègre (les têtes de chevaux et autres poissons dans du papier journal étant des symboles compris par tous) serait un moyen commode de maintenir un semblant d'ordre, salutaire aux individus.
   Une nouvelle preuve, s'il en fallait une, que souvent la fiction déborde sur la réalité.


Une brève histoire du Nouvel Hollywood et du film d'action

Cherchez l'intrus

    Remettons le film dans son contexte. Après la seconde guerre mondiale et pendant une vingtaine d'année, les cinéma de studio américain connait un âge d'or. Les grands réalisateurs de l'époque (Ford, Capra, Wilder, Hitchcock...) travaillent sous la houlette des grosses maisons hollywoodiennes. Leur reconnaissance critique, si l'on considère par exemple les projets récompensés aux Oscars, va de paire avec leur succès populaire. Mais dans les années 60, ce modèle est en perte de vitesse. Les studios peinent à se renouveler et à suivre les évolutions de la société, et le phénomène contre-culturel entraîne une méfiance accrue envers les institutions, fussent-elles cinématographiques.
   Entre en scène une nouvelle génération de réalisateurs, inspirés par le cinéma européen : c'est le 'Nouvel Hollywood'. Parmi les petits jeunes qui débutent, on croise Scorsese, Spielberg, Lucas et, vous l'aurez compris, Coppola. Ceux-là se proposent de renouveler l'exploit de la génération précédente, en proposant des films exigeants mais populaires. Ils souhaitent mettre en avant, non pas la marque de fabrique d'un studio, mais celle d'un réalisateur-auteur. Et ça marche ! Le Parrain est le film le plus rentable de l'année 1972.
   Cependant, malgré une arrivée fracassante, le Nouvel Hollywood est de courte durée.

   En 1969, George Lucas et Coppola fondent ensemble une société de production, American Zoetrope. Mais une décennie plus tard, il commence à être évident que cette association repose d'avantage sur l'affection que se portent les deux amis que sur une vision artistique commune. En 1979 Coppola signe Apocalypse Now, un film exigent, éprouvant et jusqu'au-boutiste si jamais il en fut. Il remporte la Palme d'Or au Festival de Cannes, une compétition réputée plus élitiste que les Oscars.
   L'année suivante, Lucas présente le second volet de Star Wars, trilogie qui contribue a établir pour longtemps les canons du film de divertissement grand public. Plus producteur que réalisateur, Lucas confie la réalisation du Retour du Jedi à un autre (c'était déjà le cas pour l'Empire contre-attaque) et ne retouche plus à la caméra avant La Menace fantôme. De son coté, Coppola se ruine avec l'échec de Coup de Coeur qu'il a produit avec ses deniers personnels et, s'il retournera plusieurs fois derrière la caméra, se sera presque dans une position d'outsider.
   Dans les années 80 et 90, le cinéma d'action évolue sous l'influence d'une nouvelle génération de réalisateurs tels que John McTiernan, Ridley Scott ou James Cameron. Même si on aurait tord de taxer ses derniers d'exécutants sans vision artistique (surtout à leurs débuts), c'est à cette époque que le cinéma de genre et d'action cimente sa réputation de pur divertissement. C'est notamment parce que les studios, retrouvant leur place centrale dans la fabrication de ces films qui coûtent de plus en plus cher, considèrent d'avantage le cinéma comme un produit de consommation que comme une œuvre d'art. De nos jours, malgré quelque réalisateurs un peu hybrides comme David Fincher ou Christopher Nolan, le fossé stylistique entre film d'auteur et film de genre semble plus infranchissable que jamais dans l'esprit du grand public.


Représenter la violence

   Il est difficile de nier que, pour le spectateur non-averti, le rythme du Parrain est un peu daté. Celui qui vient chercher un film à popcorn, rempli de fusillades et de répliques cultes, risque immanquablement d'être déçu. Mais je pense qu'il ne s'agit pas simplement d'une distorsion culturelle entre 1972 et le présent.

   Analysons la scène où Sonny vient casser la gueule à Carlo, son beau-frère, parce qu'il bat sa femme.
   Pour l'essentiel, l'action est filmée de loin, à la longue focale, ce qui produit un effet d'écrasement des acteurs sur le décor. Les personnages courent vers l'objectif sans que cela produise de changement significatif dans la composition, donnant à l'action une impression de futilité. Plus tard, Carlo s'est réfugié derrière une grille d'entresol, mais Sonny l'a rattrapé et le roue de coups. La scène est toujours filmée de loin, et une grande partie du cadre est occupée non pas par les combattants mais par le public amassé autours d'eux. L'action elle même est dissimulée, d'abord par la grille, puis une poubelle renversée, puis une bouche d'incendie. Quand, parfois, on passe au gros plan, c'est pour montrer Carlo s'accrochant pathétiquement à la grille, et Sonny lui mordant les doigts pour le faire lâcher.
    Peut être le film a-t-il choisi de ne pas être spectaculaire ?


La bagarre

  On peut voir dans ces choix de mise en scène une simple concession au réalisme. Après tout, le film se veut une chronique des transformations du milieu mafieux dans l'immédiat après-guerre. Le style documentaire paraît un choix judicieux pour appuyer le sérieux du propos.
   J'irais plus loin, cependant. Mon analyse est que cette scène doit être interprétée, non comme une ode à la violence des personnages, mais une condamnation par le ridicule. Le film comporte plusieurs scènes de fusillade, desquelles on retient surtout la brièveté, l'effondrement pathétique des corps et la lâcheté des tireurs, dont, souvent, on voit à peine le visage. Dans Le Parrain, la violence déshumanise les personnages, et ses conséquences sont réelles.


   C'est également sensible, je trouve, dans un des autres thèmes du film, à savoir la place des minorités et des femmes dans l'univers des gangs.
   Les plus attachés à l'idée de représentation trouveront, certes, à redire. Le casting est à 100% blanc, et je ne suis pas apte à savoir dans quel mesure le milieu décrit était réellement imperméable aux personnes de couleur. Mais on peut noter que le film se déroule à une époque où l'on observe encore beaucoup de racisme entre les immigrés originaires des divers pays européens. L'Italie de faisait pas exception, et les catholiques Italo-Américains étaient souvent considérés comme inférieurs par les WASPs. D'une certaine façon, le film se déroule donc du point de vue d'une minorité. (Il est intéressant que l'Irlando-Allemand Tom Hagen, consigliere des Corleone, soit une minorité au sein de la minorité.)
   Et c'est une des façon dont les personnages justifient leurs actes : le terme de "cosa nostra" est parlant. La mafia se perçoit autant comme un réseau de solidarité entre immigrés siciliens que comme une organisation criminelle. Lors de la toute première scène du film, un petit boutiquier demande à Don Vito de tuer les voyous qui ont agressé sa fille, car il estime que les tribunaux réguliers ne lui ont pas suffisamment rendu justice. Les immigrés ne se sentent pas à leur place dans la société américaine, alors ils créent un état dans l'état.


Key a comme un doute

  Cela nous amène à la place des femmes, qui clairement est sordide. On pourrait y voir quelque chose de sexiste, car les personnages féminins n'existent quasiment que pour êtres battus, abandonnés, utilisés. On pense au sort tragique d'Appolina, victime collatérale d'un attentat visant Michael, ou à Connie la femme battue, qui est un ressort narratif dans le scénario, autant qu'un outil dans les manigances des gangsters. Mais le film ne glorifie jamais les auteurs de cette violence. Dans Le Parrain, les femmes sont des victimes collatérales d'un milieu devenu fou.
   Personnellement, ça ne me satisfait pas complètement. Je pense qu'il est toujours possible de mettre en scène des personnages féminins dynamiques et intéressants, même dans les milieux les plus sordidement machistes. Mais c'est un équilibre délicat - parce que je ne pense pas qu'embellir les choses soit vraiment une excellente idée, sur le long terme. Ça demande pas mal de temps d'écran, donc je peux comprendre que le sujet ne soit abordé que de façon périphérique.

   On peut tout de même noter que Key Adams est un des rares personnages qui reste sympathique du début à la fin du film - et la seule femme sexuellement libérée. C'est également elle qui sert d'avatar au début du film, quand elle découvre les Corleone, et à la fin, quand elle réalise à quel point Michael a changé. (Nous sommes donc encouragés à nous identifier à une femme, ce qui est toujours une bonne façon de normaliser la présence féminine.)


Un film vieilli ?


Les années 40 vues par les années 70 : le style

   La photographie de Gordon Willis, il est vrai, porte la marque des années 70. Les couleurs dominantes sont chaudes et sombres, donnant au film un rendu tirant vers le sépia, qui est sans doute passé de mode. (Même Jeunet utilise plus le jaune que le brun.) Il faut dire aussi que le film se déroule vingt-cinq ans avant l'époque de son tournage. Personnellement, j'aime beaucoup le rendu des images, qui permet au spectateur de s'immerger dans un univers violent, parfois mal éclairé, empesé par le poids de la tradition. Mais c'est sans doute un élément qui peut être décourageant pour un hypothétique jeune spectateur, qui serait plus habitué au schéma de couleur dominant des années 2010, dominé par des contrastes bleu/orange violents.

  A vrai dire, un des rares éléments techniques qui me fassent sortir du film, ce sont les fondus enchaînés. Je suis très partiale à ce sujet : c'est une technique de montage que je trouve laide et inutile 99 fois sur 100.
   La scène du lever de soleil sur la villa Woltz, malgré qu'elle fasse partie de celles qui sont devenues iconiques, ne fait pas exception. Les Corleone ont résolu de se venger d'un réalisateur qui a refusé de faire tourner un de leurs protégés, mais on ignore encore quelle sera la nature de la rétribution. C'est l'aube. Durant près d'une minute, la caméra s'attarde sur la villa du réalisateur-millionnaire : la piscine, les écuries, le mauvais goût. La lumière rasante et la musique inquiétante font monter le suspense, et le spectateur anticipe le spectacle macabre auquel il sera bientôt confronté. Toutes les transitions de plan à plan sont faites en fondue enchaîné.
   Le fondu est un effet de montage qui donne une sensation de temps qui passe. Entre deux scènes, il indique qu'un certain temps a passé, là où le cut simple est plus ambivalent. Néanmoins, dans la scène que nous étudions, il ne peut pas s'être écoulé plus de quelques minutes entre chaque plan, vu que le lever de soleil donne au spectateur une mesure objective du temps qui passe. Je pense que l'effet voulu est un peu onirique, mais cela me semble redondant car le décor, la lumière et la musique font déjà ça très bien.
   Je pense que des cuts simples aurait été beaucoup plus efficaces, et qu'ils auraient moins vieilli. Selon moi, le vieillissement se produit quand le réalisateur cède au goût particulier d'une époque, plutôt que de faire un choix cohérent dans la logique interne du film. (A l'heure où j'écris ces lignes, la caméra tremblotante semble déjà avoir passé son moment de gloire, pour le bonheur de tous.) Heureusement, les fondus ont tendance à disparaître du film, et la seconde moitié en est quasiment exempte. C'est d'autant plus dommage que la scène incriminée arrive tôt dans le film. Sans doute fait-elle une impression qui dure. Pas de quoi, tout de même, se mettre à tout bouder.


En résumé, mon humble opinion


Crowning moment of badassness

  Le Parrain, ce chef d'œuvre.

    Le film réussit le pari d'être une adaptation littéraire fidèle. La contribution de Mario Puzo a certainement aidé, mais la participation de l'auteur du livre original n'est pas nécessairement un gage de réussite (si vous avez vu Ender's Game, vous savez de quoi je parle). C'est en temps que roman visuel que Le Parrain livre toute sa puissance narrative, prenant son temps pour explorer plusieurs sous-intrigues. Les choix des personnages, leurs causes et leurs conséquences trouvent leur sens dans un univers aux codes profondément ancrés, et richement décrits. La durée du film permet à Pacino, dont l'interprétation est impeccable - tout comme celle de Brando -, de représenter l'évolution de son personnage de façon naturelle et crédible. Cette durée permet, surtout, de donner à histoire un souffle épique, loin de la série d'anecdotes sordides que pourrait être une guerre des gangs.
   Outre son scénario et ses acteurs, Le Parrain peut s'enorgueillir d'une réalisation de premier ordre. Coppola maîtrise magistralement le découpage, et le film est truffé de plans aussi efficaces qu'iconiques, sans devoir recourir au montage clipesque de celui qui a constamment peur de perdre l'attention du spectateur. (N'est-ce pas, Michael Bay ?) Le réalisateur prouve sa maîtrise du langage cinématographique dans un style emprunt de classicisme, tout comme il prouvera qu'il peut dynamiter les codes, sept ans plus tard, dans Apocalypse Now.

  Pour ceux qui sont effrayés par la longueur, je pense qu'il est possible de le regarder en plusieurs fois sans le trahir. C'est un conseil que je donne rarement, mais pour Le parrain, je fais une exception. Sa structure, issue du livre, permet de découper le film en deux ou trois parties sans détruire l'impact émotionnel des scènes clés, et il peut se regarder comme une mini-série.
  Si on cherche un film d'action pulp et survolté, on sera clairement déçu. Mais si on cherche une fresque romanesque et épique, d'une grande justesse émotionnelle, servie par des acteurs, un réalisateur et un compositeur au meilleur de leur forme, on ne pourra qu'être d'accord avec moi : Le Parrain n'a pas pris une ride.


L'instant mathématique
  Réalisation 5/5 biatch
  Direction artistique 4/5
  Jeu d'acteur 4.5/5
  Scenario et découpage 4.5/5
     Total 4.5/5

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