jeudi 27 août 2015

Dune - critique livresque

Frank Herbert, 1965, tome 1
[Critique datant de juillet 2014 et éditée avec l'aide bienveillante de Macros]

L'histoire
   Dans un futur lointain, humanité a conquis l'espace et vit sur différentes planètes, sous la tutelle du padishah Shaddam IV - ça ne s'invente pas. Dans une sorte de féodalité réinventée, de grandes familles ont autorité sur quelques unes de ces planètes, se livrant parfois à des luttes sans merci. La situation est d'autant plus compliquée que la Guilde contrôle impitoyablement le transport spatial, et qu'une compagnie commerciale, la CHOAM, règne toute puissante.
  Une planète est au centre de l'attention de tous : Arrakis, surnommée Dune, présente l'environnement le plus inhospitalier qui soit. Recouverte dans son intégralité d'un désert, l'humidité y est si rare que l'humanité a dû recourir aux méthodes les plus extrêmes pour survivre. Mais Dune est le seul endroit où l'on trouve l'épice, substance qui donne de précieux pouvoirs de prescience, et seule permet le transport spatial.
  L'histoire commence quand l'empereur décide de remplacer la famille règnant sur Dune en son nom. Aux barons Harkonnen, notoirement corrompus et déviants, succèdent les ducs Atréides, une dynastie guerrière dotée d'un code moral rigide. Paul, le protagoniste, est le fils du duc Léto Atréides. Doté d'une intelligence hors norme, et ayant reçu la meilleure éducation qui soit, il se retrouve au centre d'un complot fomenté par les Harkonnen. Paul se voit obligé de fuir dans le désert, accompagné de sa mère Jessica. Là, il rencontre les Fremen, un peuple fier et parfaitement adapté à son environnement, qui est à la recherche d'un messie.

Mon humble opinion
   C'est ma première confrontation avec le classique des classiques du space opéra. Pour tout vous dire, je ne sais pas trop si j'ai aimé ou pas.

  Il y a des choses qui m'ont beaucoup plu, en particulier la construction de l'univers. On entend beaucoup dire de ce roman qu'il est particulièrement complexe. Il est vrai que les premiers chapitres sont riches de beaucoup d'informations, données parfois abruptement. En ce qui me concerne, je suis de l'école qui trouve que ça contribue à rendre l'exposition assez naturelle. Après tout, les personnages, eux, savent de quoi ils parlent. C'est sans doute une question de goût, mais je préfère quand ça se passe dans ce sens-là. Passés les premiers chapitres où les bases sont assimilées, la lecture devient plus fluide, et j'ai eu beaucoup de plaisir à découvrir un univers dense et complexe. C'est une des choses qui rend le livre crédible, et à mon sens une des grandes réussites.
  J'ai particulièrement apprécié les stratégies de survie des fremen, et aussi les Bene Gesserit, une secte de femmes dont les sombres machinations ont des ramifications insoupçonnables. J'ai aussi bien aimé le travail de l'auteur autour des noms des personnages, certains très exotiques et d'autres bizarrement familiers. Au début ça fait un peu drôle, un mec qui s'appelle Duncan Idaho, mais à la longue je me suis dit que c'était une version crédible de l'évolution des patronymes.
   Une autre force du livre est son début assez palpitant. L'auteur à recours assez efficacement à un bon vieux truc. Au début de chaque chapitre, un court extrait d'une des biographies fictives consacrées ultérieurement à Paul nous révèle très rapidement que le duc Léto sera trahi et tué, et par qui. Mais ces péripéties prennent en réalité un bon tiers du roman. C'est un bon procédé pour mettre immédiatement du suspense et nous faire trembler pour des personnages auxquels on a pas forcément encore eu le temps de s'attacher, et ça donne un petit ton de tragédie qui n'est pas déplaisant. Ces textes participent aussi la construction de la légende attachée au personnage de Paul, mais de façon un peu moins percutante, à mon avis.

   Ce qui est dommage, à mon sens, c'est que la narration perd beaucoup en tension à partir de la mort de Léto. Le roman perd sa meilleure accroche et se concentre sur la destinée messianique de Paul, avec de rares apartés consacrés aux autres personnages. Non pas que ce soit une mauvaise intrigue en soi. La figure de l'élu, le trope de la prophétie, sont certes usés jusqu'à la corde, mais Dune est une itérations les plus intéressantes que j'en ai lues, grâce à l'intervention des Bene Gesserit.
   Non seulement ce sont elles qui ont implanté l'idée d'un sauveur futur dans la mystique de différentes cultures à travers l'univers, mais elles se sont activement consacrées, depuis des millénaires, à en fabriquer un - à l'aide de fortes doses de mariage sélectif et d'eugénisme.
   C'est un point particulièrement intéressant car souvent les personnages messianiques sont des métaphores christiques plus ou moins bien digérés, ce qui est, on s'en doute idéologiquement vachement chargé : l'humanité est en attente d'un sauveur, il faut que nous soyons prêts à bondir à son service quand il daignera se pointer parmi nous. (Ça veut pas dire que ça peut pas être bien traité. Dans le Seigneur des Anneaux y'a des figures christiques en pagaille et je ne m'en plains pas. Mais c'est pas neutre, comme truc.) Ici, au contraire, Herbert implique que le mythe religieux peut être un outil qui sert aux puissants à manipuler les masses, mais que ça n'a pas forcément que des conséquences négatives - du moins à ce stade du récit. C'est plutôt subtil et pas trop manichéen, ça me plait. Et ça subvertit un trope dont je suis un peu lassée, c'est pas plus mal.

  C'est aussi une des raisons pour laquelle je ferme les yeux sur un autre cliché aux implications assez inconfortables : 'le sauveur blanc'.
   On aurait raison de taxer Herbert d'un certain européocentrisme. L'ethnie de tous les personnages n'est pas précisée, mais il y a de fortes raisons de penser tous les nobles sont des blancs. Les rares descriptions physiques impliquent souvent des cheveux blonds ou roux, des yeux verts ou gris. Certes, certains patronymes semblent trahir des origines non-européennes chez les personnages secondaires, comme celui de Thufir Hawat ou du docteur Yueh. Mais vue la configuration particulière des patronymes dans le roman, ça n'est pas forcément une preuve. Et puis, un ou deux personnages, ça ne suffit pas à rendre compte de la diversité humaine.
   Cela dit, pour un roman écrit dans l'Amérique des années 60, ça pourrait être bien pire, et il convient de ne pas cracher dans la soupe. La culture fremen, centrale dans le roman, est lourdement influencée par les univers arabes et touaregs. La plupart des Fremen que l'on est amenés à connaître ne sont pas de pure souche, mais je trouve que les thèmes néo-colonialistes sont globalement subvertis, un peu pour la même raison que la métaphore christique est subvertie.

  Mais venons en à mes principales réserves.
  Si l'histoire et l'univers me plaisent, mais je trouve que la narration est bizarre. Ce qui est sûr, c'est que Herbert sort des canons (ou des carcans, selon votre opinion sur la question) de narration auxquels nous sommes habitués. D'accord, on retrouve les grandes étapes du récit, la structure en trois actes, le protagoniste, l'antagoniste, et tout. Mais le rythme de Dune est un peu déstabilisant pour qui, comme moi, s'est peut être un peu trop habituée à ce qui se fait aujourd'hui dans la littérature dite "de genre", qui souvent à un caractère assez formulatique - surtout si l’œuvre s'inscrit dans la catégorie "young adult".
   (En aparté sur le genre : j'assimile plus le space opera à de la fantasy qu'à de la SF. Surtout que dans Dune, l'humanité à renoncé à se servir des machines électroniques et des intelligences artificielles, leur technologie un caractère plutôt magique. Les intrigues de cour ont de plus une place importante.)
   Pour un pavé de 500 pages, c'est bizarre, mais certains moments paraissent un peu précipités. Je pense à la mort de Kynes, le planétologiste impérial vivant parmi les Fremen. Ce chapitre est, à mon sens, un des meilleurs du roman, aussi bien dans le style que dans la description des motivations du personnage. Pourtant, comme ce dernier a connu assez peu de développement préalable, la scène arrive un peu comme un cheveu sur la soupe, et on en vient à regretter de ne pas avoir plus connu ce type alors qu'auparavant on en avait pas grand chose à faire. C'est peut être voulu, mais tel que c'est fait ça me laisse un goût de trop ou trop peu. Idem pour la relation de Paul et Chani. J'ai eu du mal à m'attacher à eux en tant que couple, parce que ça nous tombe dessus un peu vite.
  D'autres intrigues au contraire ont beaucoup de développement, mais des résolutions assez précipitées ou décevantes. Je pense à la scène où Paul explique aux Fremen pourquoi il ne tuera pas Stilgar. L'auteur explique longuement pourquoi c'est ce que les Fremen attendent, et finalement, Paul réussit à les convaincre lors d'un discours assez bref convenu, qui ne nous enseigne rien sur personne et qui ne fait pas plus avancer l'histoire que si le sujet n'avait jamais été abordé.

  J'ai deux, trois problèmes avec Paul en tant que personnage, aussi.
  Pas tellement avec son coté surhomme, parce qu'il fallait bien un type en dehors du commun pour faire ce qu'il a fait et que ça change un peu du héros en proie au doute permanent et à la dépréciation de soi, qui est à la mode en ce moment. Je trouve également son pouvoir intéressant : c'est une bonne idée de faire de son intelligence géniale, renforcée par la présence de l'épice, un quasi-handicap. Les scènes de prescience fonctionnent bien. (Et puis ça change des "genies" qui apprennent la physique quantique en un après-midi.)
   Mais Paul lui-même n'est pas très attachant, je trouve. Non seulement tout lui vient très facilement, ce qui peut être un peu agaçant à la longue, mais il lui manque peut être un ou deux traits de caractère qui le singulariseraient, qui nous permettraient de nous identifier. Durant tout le livre, je me suis sentie plus proche de sa mère. Quelque part, même le baron Harkonnen est plus attachant, tout obèse, manipulateur et pédophile qu'il soit. (Un excellent méchant.)
   De plus, pour mettre en valeur son héros, l'auteur a recours à un truc assez malheureux que nous connaissons bien et qui ne manque jamais de me courir sur le haricot. Tous les personnages, à l'exception des méchants, adorent Paul, parfois au sens théologique, nous signalent, à intervalles réguliers à quel point, vraiment, ce type est formidable. Mais ça ne suffit pas à convaincre le lecteur, il faudrait que les actions de Paul parlent d'elles-mêmes, qu'il nous prouvent non seulement son intelligence et sa bravoure mais aussi son coté humain. Or, ce dernier a tendance à faire un peu défaut, chez Paul.

   Dune est le premier roman du Cycle de Dune, une heptalogie (oui, comme Harry Potter). Mais l'univers de Dune est encore étendu par les nombreux romans écrits notamment par Brian Herbert, le fils de. Ces livres ont la réputation de varier en qualité - ce qui est un euphémisme dans le cas de Brian, semble-t-il. Mais il est clair qu'à la lecture du premier volume, l'univers en a encore sous le coude, et un certain nombre de fils scénaristiques ne sont pas résolus.
   Je ne suis pas sûre de vouloir lire la suite, cependant. J'avoue que je suis un peu frustrée de ne pas savoir ce qui va se passer avec le conte Fenring, la princesse Irulan, Alia ou encore la fille de Feyd-Rautha. Mais j'avoue que vers les deux-tiers, les problèmes de narration dont j'ai parlé m'ont un peu fait tomber le livre des mains. Toi le courageux qui à lu jusque là, t'en penses quoi ? Je continue, ou pas ?

   Malgré tout, le livre à d'indéniables qualités dans les descriptions et dans l'atmosphère, et l'auteur parvient a donner à l'histoire un souffle très épique. Certaines problématiques sont très originales, notamment la dimension écologique dont j'ai peu parlé mais qui est importante, et novatrice compte tenu de l'époque de rédaction de Dune. Le style est parfois un peu ampoulé, mais je trouve que ça collait bien au genre et ça ne m'a pas dérangé plus que ça. Je le recommanderais à un bon lecteur qui a envie de se confronter à de la littérature de genre plus adulte.

Le froid jugement des nombres
  Histoire 3/4
  Univers 4/4
  Narration 2/4
  Personnages 2.5/4
  Style 2.5/4
     Total 2.8/4

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